Polyandrie

Les femmes aussi sont faitespour avoir plusieurs partenaires.

Vous connaissez le raisonnement selon lequel il est «naturel» que les hommes aient des relations sexuelles avec plusieurs femmes pour améliorer leurs chances de reproduction mais que les femmes, en revanche, sont «naturellement» passives et chastes? Voilà de quoi le renverser.


C'est le genre de moment qui fait voler en éclat tout ce qu'on croit savoir jusque-là. Elle s'approche du beau et vigoureux spécimen masculin, que personne n'avait encore vu dans les parages dans son éclatant costume noir et blanc. Elle se poste bien en face de lui, le provoque en secouant la tête, avant de se retourner et de se «présenter» à lui en se penchant en avant. Là, elle s'empresse de coller ses fesses contre le bas-ventre de l'heureux élu et les deux s'entreprennent jusqu'à l'orgasme. Ensuite, sous les yeux ébahis des spectateurs, le couple se sépare, et chacun retourne vaquer à ses occupations respectives.

Face à un tel comportement sexuel, c'est toute la communauté scientifique qui fut prise au dépourvu.

Quand la primatologue Sarah Hrdy décrivit pour la première fois les agissements de langurs femelles -ou Semnopithecus entellus, une espèce de singe vivant dans en Inde occidentale- à la fin des années 1970, le scandale n'eut rien à envier aux déchaînements provoqués par une certaine performance des MTV music awards.

Depuis Darwin, l'hypothèse majoritaire parmi les biologistes évolutionnaires était que les femelles sont sexuellement timides et sourcilleuses, tandis que les mâles représentent le sexe insatiable et toujours disposé. A la fin du XXe siècle, et ce même si d'importants progrès en matière d'égalité sexuelle venaient d'être accomplis, les anthropobiologistes Craig Stanford et John Allen écrivaient :

«Dans la plupart des modèles darwiniens rendant compte des origines de l'humanité,
les femelles ne sont envisagées qu'en simples objets passifs de la compétition masculine.»

Ce qui n'empêchait pas des langurs femelles d'avoir été observées en train de poursuivre de leurs ardeurs des mâles issus de groupes voisins, alors même que, selon la théorie en vigueur, elles auraient dû être chastes et surtout pas en chasse. Elément encore plus surprenant : de telles avances sexuelles pouvaient se produire à n'importe quel moment de leur cycle œstral, quelques-unes étant même déjà enceintes au moment des faits.

«Dans certaines circonstances, écrivait Hrdy dans son ouvrage, désormais classique, de 1977, The Langurs of Abu, des femelles sont continuellement réceptives sexuellement, une logique que l'on pensait auparavant uniquement réservée aux femelles humaines.»

Chez les primatologues, les sociétés des langurs sont dites polygynes, ce qui signifie que leurs groupes sont composés d'un mâle et de plusieurs femelles. La théorie darwinienne de la sélection sexuelle pose que ces femelles devraient choisir de s'accoupler avec le mâle le plus impressionnant d'un groupe afin de garantir le succès héréditaire de leur descendance. Mais, ici, on avait manifestement affaire à des femelles qui se livraient à des «sollicitations adultères» envers des mâles de groupes extérieurs. Et ce que révéla Hrdy à une communauté scientifique outrée, c'est que l'accouplement en dehors du couple -tout en s'assurant le soutien d'un partenaire existant - comportait des avantages génétiques. En d'autres termes, l'évolution avait pu favoriser des femelles sciemment infidèles.


Tout ça, c'est du pragmatisme

Depuis, plus de trente ans de recherches ont confirmé les observations de Hrdy. Elles les ont même étendues, pour révéler que les femelles de nombreuses espèces de primates - y compris les humains - possèdent toute une gamme de stratégies sexuelles leur permettant d'augmenter leur succès reproductif global. Par exemple, chez les « tamarins à selle », une femelle peut solliciter sexuellement plusieurs mâles afin que chacun s'occupe de ses petits. Chez les « microcèbes mignons », il n'est pas rare que des femelles s'accouplent avec plus de sept mâles en une seule nuit. Chez les « capucins », elles cherchent à s'accoupler au début de leur grossesse, sans doute pour perturber les mâles quant à leur paternité. Sans oublier les femelles « bonobos » sautant sur à peu près tout le monde, à peu près tout le temps.

Récemment, Brooke Scelza, écologue spécialiste des comportements humains attachée à l'Ucla, publiait même une étude dans « Evolutionary Anthropology » montrant qu'il existe non seulement une stratégie évolutive qui pousse les femelles humaines à rechercher des partenaires multiples, mais qu'elles peuvent, en tout opportunisme, changer de stratégie en fonction du contexte environnemental (les détails arrivent plus bas). En d'autres termes, la sexualité féminine ne relève pas tant de la débauche aveugle que du pragmatisme.

Bien entendu, cela contraste avec la rigidité du paradigme scientifique qui, il y a quelques années encore, rendait compte de la sexualité.

En 1948, Angus Bateman, un généticien anglais chauve et myope, publiait l'un des articles les plus influents de toute l'histoire de l'évolution des comportements sexuels. Après avoir étudié et modélisé plusieurs lignées de mouches du vinaigre, Drosophila melanogaster, Bateman en concluait que l'opposition entre mâles survoltés et femelles effarouchées était «un attribut quasi universel de la reproduction sexuelle», présent dans l'ensemble du règne animal.

L'explication, selon Bateman, tenait au fait que, parce que les femelles produisent des ovules spectaculairement moins nombreux que les mâles et leurs spermatozoïdes, et parce que les ovules sont physiologiquement bien plus coûteux, le succès reproductif des femelles ne s'améliore pas si elles s'accouplent avec plus d'un mâle. Au contraire, les femelles sont incitées à choisir le «meilleur» mâle disponible, avant d'investir leur énergie dans le soin apporté à leur progéniture. En revanche, les mâles s'accouplant avec un maximum de femelles ont davantage de chances d'augmenter leur propre succès reproductif, vu combien les bénéfices supplantent largement les coûts de production. Le sexe, à l'instar de l'économie, était une question de rapport entre quantité et qualité.


On se trompait parce que ce qu'on croyait nous rassurait

Mais il y avait un problème dans cette démonstration: Bateman s'était trompé.

En juin 2012, avec ses collègues, la biologiste de l'Ucla, Patricia Gowaty, répliquait l'étude de Bateman pour trouver que, si ses conclusions étaient erronées, c'était à cause d'une méthodologie sérieusement défectueuse.

Sans les outils de la génétique moderne à sa disposition, Bateman avait effectué ses expériences avec des mouches mutantes, mâles et des femelles, à la descendance facilement identifiable. Pour autant, il n'avait comptabilisé que les lignées porteuses de deux mutations - une pour chaque parent - afin d'être certain du succès reproductif d'une mouche donnée. Une façon de faire responsable d'un échantillon biaisé, vu que les mouches porteuses de certaines mutations avaient moins de chances de survivre que d'autres.

Au final, ce papier précurseur sur la sélection sexuelle - cité plus de 2.000 fois dans des journaux « peer-reviewed » et autres manuels universitaires - contenait une erreur fatale qui aurait pu être aisément isolée si quelqu'un avait eu la bonne idée de répliquer cette étude au cours des 64 années suivant sa première publication. Mais comment est-ce possible ?

«Notre vision du monde contraint notre imagination», résumait Patricia Gowaty au moment de la publication de son étude dans les « Proceedings for the National Academy of Sciences ».

«Pour certaines personnes, les résultats de Bateman étaient si rassurants qu'ils ne méritaient même pas d'être éprouvés.
A mon avis, les gens les ont tout simplement acceptés comme tels.»

Une troublante implication de ce qui précède veut que, si le paradigme de Bateman s'est vu autant citer, c'est parce qu'il correspondait à ce que la sexualité féminine devait être. Des a priori construits tout au long d'une histoire si ancienne, et si profondément infiltrés dans la culture occidentale, qu'ils en sont devenus invisibles.

Pour bon nombre d'explorateurs européens, le Nouveau Monde était une page blanche sur laquelle ils étaient libres d'écrire une histoire toute neuve, exception faite des millions d'individus déjà là avant leur arrivée. En 1633, au nord-est du Canada, le missionnaire français Paul Le Jeune écrivait à sa congrégation jésuite pour expliquer « toutes les difficultés rencontrées dans la conversion au christianisme des Montagnais indigènes » .


La monogamie à l'occidentale n'est pas une norme universelle

«L'inconsistance des mariages, et la facilité avec laquelle ils divorcent l'un de l'autre, sont un grand obstacle pour la Foi de Jésus-Christ», se lamentait-il. Mais ce qu'il y avait d'encore plus alarmant pour la sensibilité toute chrétienne de Le Jeune, c'était la tendance, chez des femmes et des hommes mariés, de prendre des amants et des maîtresses avec qui ils élevaient, tout à fait ouvertement, les enfants nés de ces aventures. Lors d'un échange révélateur avec le chaman du village, Le Jeune ne manque pas de condamner le caractère «sauvage» et «licencieux» de tels comportements :

«Je lui dis que ce n'est pas honorable pour une femme que d'aimer quiconque n'est pas son mari ; et que, à cause d'un tel vice, il ne pouvait, lui-même, être certain que son fils, qui nous accompagnait, était véritablement son enfant. Ce à quoi il me répond : "Cela n'a aucun sens. Vous, les Français, vous n'aimez que vos propres enfants ; mais nous, nous aimons tous les enfants de notre tribu." Je me suis mis à rire, prenant conscience qu'il philosophait comme s'il était question de chevaux et de mulets.»

La littérature anthropologique possède une riche tradition d'hommes blancs et privilégiés faisant part du choc et de l'indignation que suscitent en eux les comportements d'autres cultures. Pour autant, et même dès l'origine de la discipline, d'aucuns avaient bien compris que la monogamie à l'occidentale n'avait rien d'une norme universelle. Par exemple, en 1877, l'ethnographe américain Lewis Henry Morgan écrivait, dans « Ancient Society », qu'un système marital flexible était fréquent parmi les sociétés «primitives» et qu'un tel système «admettait la promiscuité sexuelle dans certaines limites».

En son temps, l'œuvre de Morgan avait eu un tel retentissement que Darwin fut obligé d'en rendre compte dans « La Descendance de l'Homme » :

«Il paraît cependant résulter de diverses séries de preuves que l'habitude du mariage ne s'est développée que graduellement, et que la promiscuité était autrefois très commune dans le monde.»

Mais malgré le fait que, très tôt dans l'histoire de l'anthropologie, tout l'éventail des comportements humains en matière de fidélité sexuelle ait été reconnu, très peu de chercheurs ont voulu appréhender la question du point de vue féminin. Ce qui fait qu'en 1982, Donald Symons, anthropologue et comptant parmi les premiers fondateurs de la psychologie évolutionnaire, pouvait encore écrire que «des preuves douteuses attestent de l'existence de cette nature [féminine sexuellement affirmative] et rien ne prouve que des femmes puissent normalement s'attacher l'investissement paternel de plusieurs mâles».

Au nord-ouest de la Namibie, les réseaux villageois du bassin du Kunene pourraient démentir ce genre de point de vue arrêté sur la sexualité féminine. C'est là, au pied d'acacias centenaires, que l'anthropologue Brooke Scelza s'est entretenue avec les femmes mariées de la tribu Himba, un peuple de bergers semi-nomades vivant exclusivement de l'élevage.

Plus on a de papas, mieux on se porte

Avec leur peau et leurs tresses ornées d'un beau pigment rouge, mélange d'ocre en poudre et de graisse animale, ces femmes sont, très jeunes, promises à des mariages arrangés. Mais, comme l'a découvert Scelza, quand leurs maris sont absents pour s'occuper des troupeaux, l'adultère féminin est chose courante dans les villages.

Sur les 110 femmes interrogées, plus d'un tiers explique « avoir eu une aventure extraconjugale » s'étant soldée par la naissance d'au moins un enfant. Et parce que la société himba ne stigmatise pas spécialement ce genre de liaisons, hommes comme femmes en parlent librement (le divorce peut aussi être décidé par l'une ou l'autre des parties). Par conséquent, selon l'analyse de Scelza, publiée en 2011 dans la revue Biology Letters, «les femmes comptant, a minima, une naissance issue d'une liaison hors-mariage ont un succès reproductif significativement plus élevé que celles qui n'en comptent aucune».

Evidemment, ce n'était pas la première fois que la paternité extraconjugale se voyait liée au succès reproductif féminin. D'autres études antérieures avaient déjà attesté de l'infidélité féminine parmi des sociétés plus restreintes : les !Kung d'Afrique du Sud, les Ekiti du Nigeria, les Vanatinai de Nouvelle Guinée, les Tiwi du nord de l'Australie, les Chimane de Bolivie et les Yanomami du Brésil.

De plus, 53 sociétés sont répertoriées comme ayant des systèmes de «polyandrie informelle», où les femmes peuvent avoir des relations sexuelles simultanées avec plusieurs hommes. Dans bon nombre de sociétés sud-américaines, à l'instar des Guayaki, des Motilones, des Canela, des Munduruku et des Mehinaku, on croit que le sperme de plusieurs hommes est nécessaire pour faire un bébé. Dans deux de ces sociétés à la «paternité séparable», les Guayaki et les Motilones, il a été prouvé que les enfants élevés par plus d'un père ont des taux de mortalité moins élevés et sont mieux nourris que les autres, car davantage de ressources leur sont consacrées.

Et quand les anthropologues Kim Hill et A. Magdalena Hurtado interrogèrent 321 Guayaki sur leurs liens de parenté, ils trouvèrent un total de 632 pères, soit une moyenne de deux «pères» par enfant. Une situation qui n'est sans doute pas si éloignée de celle de bon nombre d'enfants américains, ayant à la fois un père biologique et un beau-père. Tant que le père biologique participe à l'éducation, il est tout à fait possible que ces enfants s'en sortent mieux que ceux qui ne peuvent compter que sur un seul père.


Ce qui pousse les femmes vers des partenaires multiples

Si un grand nombre de normes sexuelles existent de par le monde, de la monogamie strictement et communautairement contrôlée au polyamour, deux facteurs environnementaux, selon la nouvelle étude de « Scelza »,poussent principalement les femmes vers des partenaires multiples.

Le premier, c'est quand les femmes peuvent compter sur un plus grand soutien économique de la part de leur famille ou quand elles ont, globalement, une plus grande indépendance économique vis-à-vis des hommes. Ce qui explique pourquoi les partenaires multiples sont plus courants au sein de petites sociétés matrilocales (dans lesquelles les femmes restent dans leur village natal après leur mariage), à l'instar des sociétés à paternité séparable d'Amérique du Sud ou chez les Moso de Chine. Ce qui pourrait aussi expliquer pourquoi l'infidélité féminine a augmenté dans les sociétés occidentales , parallèlement à l'obtention, par les femmes, d'une plus grande autonomie économique et politique. (Par exemple, l'Islande qui arrive, en 2013, à la première place du classement du Forum économique mondial en matière d'égalité entre les sexes, compte aussi 67% d'enfants nés hors-mariage, soit la proportion la plus élevée du monde occidental.) Selon ce scénario, les femmes choisissent des partenaires multiples parce que davantage d'options leur sont disponibles, qu'elles peuvent compter sur d'autres réseaux de soutien que celui de leur époux et qu'elles jouissent d'une plus grande autonomie personnelle.

Un second contexte environnemental identifié par Scelza est celui où le sexe-ratio est déséquilibré en faveur des femmes (ce qui indique des hommes plus rares) et où il y a une forte proportion de chômage masculin (ce qui indique moins d'hommes susceptibles d'investir des ressources). Les femmes pourraient ainsi tenter de «tirer le meilleur parti d'une situation défavorable en capitalisant sur leur jeunesse afin d'améliorer leurs perspectives reproductives». Dans de tels environnements, les femmes ont tendance à connaître des pourcentages plus élevés de grossesses adolescentes ou d'enfants naturels. Multiplier les partenaires pourrait leur permettre de toujours avoir la main dans un environnement instable. En poursuivant une stratégie sexuelle débridée, les femmes sont ainsi susceptibles de choisir le meilleur partenaire masculin, tout en s'assurant des ressources nécessaires pour maximiser leur succès reproductif.

Aujourd'hui, dans de nombreuses sociétés, y compris la nôtre, les femmes affichant un comportement sexuel trop manifeste, ou recherchant trop ouvertement plusieurs partenaires masculins, doivent souvent faire les frais d'un opprobre moral spécifique, le fameux « slut shaming », qui est un phénomène quasi inexistant dans le reste du monde. Si de telles attitudes culturelles se tournent souvent vers la science pour trouver des justifications, cette position est de plus en plus intenable face à la masse des observations biologiques qui les contredisent.

Des découvertes de Sarah Hrdy sur les langurs d'Abu, aux rencontres polyamoureuses d'Aberdeen, il est désormais manifeste que la sexualité féminine est un champ de recherche bien plus dynamique que ce que Darwin aurait pu imaginer. Pour reprendre les mots d'Hrdy, consignés dans les « Annals of the New York Academy of Sciences » à l'aube du XXIe siècle, loin d'être simplement passives, les femelles sont «des individus flexibles et opportunistes confrontés à des dilemmes et des compromis reproductifs récurrents dans un monde aux options fluctuantes». Ou encore, comme l'a résumé une autre éminente observatrice :

«C'est notre fête. On aime qui ça nous chante.»

Eric Michael Johnson

Traduit par Peggy Sastre

18 décembre 2013

(source : https://www.slate.fr/story/81229/femmes-hommes-sexe-partenaires-multiples-pragmatisme-evolution)

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